6.
Le sort d’Alyce
19 août 1981
Maeve et moi, nous nous sommes promis l’un à l’autre. Après la tombée de la nuit, nous avons quitté le village et nous nous sommes dirigés vers les falaises. Elle et moi, nous partageons une affinité certaine avec le feu : il n’a pas été difficile d’allumer un brasier, symbole de notre amour dévorant. Les flammes rouges, jaunes, orange dansaient et léchaient le ciel telle une créature magnifique, insatiable. Je suis si heureux. Je frôle le délire. Je ne me suis jamais senti aussi vivant.
Je lui ai même donné la montre que mon père avait offerte à ma mère. Dire que je n’avais jamais songé à la donner à Grania ! Et pour cause, je ne l’ai jamais aimée.
Nous n’avons pas encore uni nos corps. Je veux d’abord lui parler de Grania et des enfants, pour qu’aucun mensonge ne se dresse entre nous. Ce sera difficile, mais notre amour triomphera, je n’en doute guère.
Neimhich
* * *
On a retrouvé Raven et Robbie chez Murray, un restaurant bondé de Columbus Avenue, coincé entre un magasin d’informatique et un fleuriste. Les senteurs épicées de corned-beef, de pastrami et de chou m’ont soudain rappelé que je mourais de faim.
Une serveuse nous a apporté la carte dès que nous nous sommes assises.
— Aucun signe de Sky ou de Hunter, a annoncé Raven.
— Ils ne sont pas repassés par l’appartement ? me suis-je enquise.
Je savais qu’ils étaient capables de se défendre mais, depuis ma nouvelle vision, je m’inquiétais pour eux.
— Non, a confirmé Raven. J’ai changé le message d’accueil du répondeur du père de Bree pour leur dire de ramener leurs fesses ici…
— Super. Imagine qu’un client de mon père appelle… a soupiré Bree, à la fois agacée et amusée.
Nous avons commandé des sandwichs au pastrami et des sodas. J’avais presque fini quand j’ai senti Sky et Hunter approcher. L’instant d’après, ils franchissaient la porte d’entrée.
Hunter portait sa veste en cuir et une écharpe vert bouteille. Ses joues avaient rosi.
— Désolé pour le retard, s’est-il excusé.
— Vous avez daigné rappliquer, on ne va pas se plaindre ! a sifflé Raven.
— Tu veux la fin de mon sandwich ? ai-je proposé à Hunter, pensant qu’il devait avoir faim.
— Non, merci, a-t-il répondu en s’accroupissant près de moi. Morgan, je dois te parler de quelque chose. En privé. Sortons un instant…
— Je te suis, ai-je acquiescé, contente de pouvoir lui parler de mon rêve.
J’ai laissé ma part de l’addition et annoncé aux autres que je reviendrais dans une demi-heure. Sans nous consulter, Hunter et moi nous sommes dirigés d’un même pas vers Central Park. En chemin, nous nous sommes arrêtés un instant pour commander deux cafés brûlants à emporter, puis nous avons emprunté une rue secondaire bordée d’immeubles chics. Nous sommes passés devant le Dakota, la résidence où John Lennon avait habité avec Yoko Ono, puis nous nous sommes installés sur un muret surplombant Strawberry Fields, le mémorial dédié à John Lennon. Le froid mordant avait dissuadé les promeneurs, nous étions presque seuls.
— Tu savais que Strawberry Fields, c’était le nom d’un orphelinat tout près de la maison natale de John Lennon ? m’a demandé Hunter. Sa tante, qui l’a élevé, le menaçait toujours de l’y envoyer lorsqu’il faisait des bêtises.
— Il faudra que je raconte cette anecdote à mon père. Il est toujours fan.
— Mes parents avaient tous les albums des Beatles, s’est souvenu Hunter. Ma mère passait la face B d’Abbey Road tous les dimanches matin. Here Comes the Sun…
Il a fredonné l’air pendant un moment avant de reprendre :
— Par la Déesse, je n’y avais pas pensé depuis longtemps…
Il a secoué la tête, comme pour chasser ce souvenir trop douloureux.
— Au moins, tu sais que tes parents sont vivants.
Depuis le jour où nous avions vu le père de Hunter dans sa lueg, nous n’avions pas osé le recontacter de peur de guider la vague noire vers lui.
— Ils étaient vivants il y a trois semaines. Du moins, mon père l’était. Depuis, il a pu leur arriver n’importe quoi. C’est ça qui me désespère : l’ignorance.
Je l’ai enlacé pour le réconforter. S’il dissimulait le plus souvent sa souffrance, de temps à autre elle parvenait à briser ses défenses. Il ne serait jamais en paix avec lui-même tant qu’il ne serait pas fixé sur le sort de ses parents.
Alors que je le serrais contre moi, j’ai senti une petite lueur blanche s’allumer dans ma poitrine. L’un des sorts d’Alyce s’imposait à moi.
— Je peux essayer quelque chose ? ai-je demandé à Hunter.
Comme il a hoché la tête, j’ai entrouvert sa veste en cuir avant d’enlever mes gants et de glisser mes mains gelées contre sa peau chaude et douce. Il a sursauté, puis accepté la lumière blanche que je lui offrais.
— Cœur qui aime doit souffrir un jour, ai-je récité. L’amour et la peine sont les cadeaux indissociables de la Déesse. Accepte la douleur, qu’elle ouvre ton cœur à la compassion. Laisse-moi t’aider à supporter ton chagrin…
J’ai dû m’interrompre. Je savais à présent ce que je ressentirais si on m’enlevait mes parents et Mary K. C’était insoutenable, inimaginable. Un cri de détresse m’a échappé, mais je n’ai pas brisé le contact pour autant : ma lumière blanche apaisante se déversait toujours en lui.
— Tu en as assez fait, Morgan, a murmuré Hunter.
— Non. Je dois terminer le sort : ton cœur pourra alors retrouver la paix et accepter un amour plus fort encore. Que le courant d’amour qui baigne l’Univers t’emporte et te réconforte à jamais.
Peu à peu, le flot de lumière blanche s’est tari, tout comme la douleur de Hunter. Son regard était différent, moins sombre. J’avais dénoué des liens douloureux.
— Merci, Morgan, a-t-il murmuré en m’embrassant sur le front et en me serrant contre lui.
— Remercie plutôt Alyce, ai-je répondu en tremblant. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point tu souffrais. Je suis désolée.
— Tu ne veux pas savoir ce qu’on fait là, à se geler les fesses ?
— Dis-moi tout…
— Tout d’abord, je m’excuse de ne pas avoir répondu à tes messages. Nous avons mis du temps à localiser notre contact et, quand enfin nous l’avons coincé, il était terrifié. Il nous a imposé une tonne de précautions. Si je t’avais répondu, il l’aurait remarqué et aurait peut-être pensé que je le trahissais.
— Ce n’est rien. Il vous a donné des informations utiles ?
— Oui.
Il a marqué une pause, le regard troublé. Le soleil, qui brillait depuis le matin, a soudain disparu derrière un banc d’épais nuages blancs.
— C’est-à-dire ? l’ai-je pressé.
— J’ai découvert qui était le chef de la branche new-yorkaise d’Amyranth. Apparemment, les membres de ce coven se dissimulent tous derrière des masques d’animaux : ils peuvent puiser dans les pouvoirs de ces bêtes si besoin est. Leur chef arbore un masque de loup. Si mon contact ne les connaissait pas tous, il m’a confirmé qu’il y avait un hibou, une vipère, un jaguar…
— Alors, mon rêve…
— … concernait cette branche d’Amyranth, a conclu Hunter.
— J’ai refait le même cauchemar, lui ai-je appris en tremblant. Il y a une heure environ.
— Par la Déesse ! Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Ah ! Évidemment, je ne répondais pas à tes messages. Excuse-moi.
— Pas grave. Cette fois-ci, j’ai eu moins peur. Je ne comprends pas pourquoi ce rêve est revenu.
— Peut-être parce que nous sommes à New York. Ou peut-être parce que…
Il s’est interrompu, gêné, puis il m’a pris la main avant de poursuivre :
— Écoute, j’ai appris autre chose, aujourd’hui. Cela va te rappeler de mauvais souvenirs.
Je redoutais tant ce qu’il allait m’annoncer que j’en ai eu des sueurs froides. Je me suis pourtant forcée à sourire.
— Je t’écoute.
— Ce chef au masque de loup, il s’appelle Ciaran.
— Ciaran ? ai-je répété, le cœur au bord des lèvres. Ce… ce ne peut pas être le même homme. Il ne doit pas y avoir qu’un seul Ciaran au monde !
— Certainement. Pourtant, ce Ciaran-là est un Woodbane très puissant, d’une quarantaine d’années et qui vient du nord de l’Écosse. Je suis désolé, Morgan, mais il n’y a aucun doute : c’est lui qui a tué Maeve et Angus.
— Je pensais qu’il avait regagné l’Écosse, alors qu’il était là, tout près, à New York !
Hunter a hoché la tête. Il m’observait en silence tandis que je digérais cette information : Ciaran était à ma portée.
À ma portée ? Qu’est-ce que je m’imaginais ? Seul contre Maeve et Angus, il n’avait eu aucun mal à les soumettre. Si je le rencontrais, il m’écraserait comme une fourmi.
— Nous avons également découvert que Ciaran avait trois enfants, a poursuivi Hunter. Deux d’entre eux, Kyle et Iona, sont restés en Écosse. Le plus jeune est ici, à New York. Tu ne vas pas en croire tes oreilles… C’est Killian.
— Killian ? Le sorcier d’hier soir ? Quelle coïncidence !
— Il n’y a pas de coïncidences, Morgan, m’a-t-il rappelé.
— Cela signifie que c’est lui, le louveteau sacrifié de mon rêve ?
— On dirait bien.
— Par la Déesse ! D’abord, il tue mon père et ma mère, et maintenant il s’en prend à son propre fils ?
— Il y a longtemps que Ciaran s’est voué aux ténèbres. S’il peut assassiner l’amour de sa vie, supprimer son fils ne lui posera aucun problème.
— Et tu sais où il vit ? À quoi il ressemble ?
— Malheureusement, non.
Il est descendu du muret et m’a tendu la main pour que je le suive.
— Maintenant, je dois retrouver Killian et tenter de découvrir pourquoi Amyranth veut s’emparer de ses pouvoirs. De plus, il possède peut-être des informations importantes sur ce coven. Si je m’y prends bien, il pourrait devenir un allié de poids pour le Conseil.
— Je viens avec toi.
Hunter m’a attrapée par les épaules, les sourcils froncés.
— Morgan, tu es folle ou quoi ? C’est impossible ! Je n’ai aucune envie que Ciaran apprenne ton existence. Si seulement tu étais restée à Widow’s Vale… En fait, je devrais te conduire tout de suite à la gare routière… Je te rapporterai ta voiture et tes affaires dans deux jours.
Nous étions soudain revenus à nos prises de bec habituelles.
— Lâche-moi ! Tu n’as pas à me donner d’ordres, ai-je protesté. Je rentrerai à Widow’s Vale dans ma propre voiture, et quand je l’aurai décidé !
— Alors, tu dois me promettre de faire profil bas, a-t-il marmonné, visiblement contrarié. Pas de magye, sauf en cas d’urgence. Tu ne dois rien tenter qui puisse attirer l’attention.
— OK, ai-je soupiré.
— Merci.
— Sois prudent.
— C’est ma réplique, a-t-il rétorqué avant de m’embrasser. Toi, sois prudente. Je dois y aller. À ce soir.
Je me suis dépêchée de retourner au restaurant. En chemin, j’ai vu un gamin perché sur les épaules de son père. Le petit garçon riait comme s’il n’avait jamais rien vécu d’aussi amusant.
Cette scène m’a fait penser à Killian et à son père. Avaient-ils été proches ? À quoi cela pouvait-il ressembler, d’avoir un père voué aux forces obscures ?
Cela expliquait sans doute l’attitude de Killian, son audace. Il fuyait peut-être les ténèbres. Ce que je comprenais parfaitement…
* * *
Quand j’ai rejoint les autres, l’ambiance tendue m’a frappée. Bree et Sky voulaient visiter le musée d’Art moderne tandis que Raven préférait aller au cinéma. Quant à Robbie, s’il ne disait rien, je voyais à son expression qu’il n’était pas au mieux de sa forme : Bree ne l’avait même pas invité à l’accompagner au musée. Elle n’était jamais particulièrement sympa avec ses petits copains, mais, là, je trouvais qu’elle dépassait les bornes.
Je suis partie de mon côté, pensant que c’était le bon moment pour chercher l’appartement de mes parents biologiques. J’appréciais cette balade en solitaire dans la ville. Le soleil perçait derrière les nuages et baignait la rue d’une lumière joyeuse. Au bout de quelques minutes, je me suis rendu compte que Robbie me suivait.
— Je ne t’avais pas vu ! me suis-je exclamée. Qu’est-ce que tu as prévu ?
— Je pensais t’accompagner, a-t-il répondu en haussant les épaules. Si ça ne t’embête pas.
Il avait l’air si malheureux que je n’ai pas pu refuser. De plus, Robbie était un peu mon porte-bonheur : il était avec moi lorsque j’avais découvert les outils de Maeve.
— Euh… je ne vais rien faire d’extraordinaire, tu sais. D’ailleurs, je ne voulais pas que les autres le sachent…
— De quoi tu parles ? Tu vas acheter de la drogue ou quoi ?
Je lui ai donné une tape sur l’épaule.
— Idiot ! En fait, Maeve et Angus vivaient à Manhattan avant de déménager. Je veux retrouver leur appart.
— OK. Même si je ne vois pas ce qu’il y a de secret, je n’en parlerai pas, promis.
Nous avons continué en silence. Finalement, j’ai brisé la glace :
— J’admire ton self-control. À ta place, j’aurais botté les fesses de Bree depuis longtemps.
— Tu l’as déjà fait une fois, non ? m’a-t-il rappelé en souriant.
Le souvenir de cette horrible dispute entre elle et moi m’a fait grimacer. Tout ça pour Cal.
— Non, je l’ai giflée. Et je m’en suis voulu.
— J’imagine.
J’ai essayé de tourner ma question de façon subtile :
— Est-ce que… ça s’est bien passé hier soir, avec Bree ?
— Oui. Raven ronflait juste à côté, mais c’était chouette. On est restés dans les bras l’un de l’autre, à se câliner.
— Alors, pourquoi t’ignore-t-elle depuis ce matin ?
— Aucune idée. Quand je lui ai dit bonjour dans la cuisine, elle m’a snobé. Et pareil le reste de la journée. Je ne sais pas ce que j’ai fait de travers.
Pendant que nous attendions le bus, je me suis demandé ce que je pouvais lui expliquer sans trahir la confiance de mon amie. Au bout de dix minutes, le bus est arrivé et nous avons réussi à nous asseoir côte à côte. Enfin un peu de chauffage, ai-je pensé en enlevant mes gants et mon écharpe.
— Ne t’inquiète pas, ai-je tenté de le rassurer. Le problème, c’est que tu es sans doute trop parfait.
— Hein ?
— Bree est comme ça. Quand tout va pour le mieux, elle panique et s’empresse de compliquer les choses.
— Ça ne tient pas debout !
— Je n’ai jamais dit qu’elle était cohérente !
Nous sommes descendus à l’arrêt suivant, au coin de la 49e Rue. Il nous faudrait plusieurs minutes pour atteindre le 788. Au début, le quartier semblait agréable, avec ses nombreux restaurants et boutiques. Puis, peu à peu, les cinémas et les galeries d’art ont laissé place à de vieux immeubles décrépis envahis d’ordures et tagués sur le moindre espace. Nous étions entrés sur le territoire des gangs. Nous avancions avec prudence, aux aguets.
Je me suis concentrée pour tenter de découvrir des traces de Maeve, en vain. Mes sens m’ont rapporté des visions des habitants du quartier : des familles entassées dans de petits logements vétustes, quelques personnes âgées en souffrance, terriblement seules, une junkie prenant du crack, le corps secoué par les décharges d’adrénaline. Soudain, j’ai eu la chair de poule. Dans les ruines d’un immeuble en brique, j’ai aperçu des vestiges de runes et autres symboles magyques, presque entièrement recouverts par des couches de graffitis. Ce n’était ni Maeve ni Angus qui les avait tracés – ce qui me semblait logique étant donné qu’ils avaient renoncé à leur magye en quittant l’Irlande.
— C’est là, a soupiré Robbie en s’arrêtant devant un bâtiment sale. Et maintenant ?
Je ne percevais toujours aucun signe de Maeve. Si seulement je pouvais pénétrer dans l’appartement, j’en aurais le cœur net. Trois marches basses conduisaient à une porte blindée. Un panneau « Appartements à louer, agence Powell » était placardé sur l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. J’ai appuyé sur la sonnette du gardien.
Personne n’est venu ouvrir, même quand j’ai martelé la porte de coups de poing.
— Et maintenant ? s’est enquis Robbie.
J’aurais pu lancer un sort… Si je n’avais pas promis à Hunter de n’utiliser la magye qu’en cas d’urgence. Là, je ne pouvais pas prétendre que c’était une question de vie ou de mort.
— Tu me prêtes ton mobile ? ai-je demandé à Robbie.
Puisque je ne pouvais pas me servir de ma magye, j’allais me débrouiller autrement. J’ai composé le numéro de l’agence indiqué sur le panneau. À ma grande surprise, la femme qui a décroché m’a appris que l’appartement n° 3 était libre. J’étais tellement excitée que ma voix tremblait alors que je prenais rendez-vous pour le visiter le lendemain. C’était un signe du destin !
— Je ne voudrais pas briser ton bel enthousiasme, mais tu ne fais pas plus que ton âge ! Tu as vraiment l’air d’une lycéenne, m’a rappelé Robbie. Quand elle te verra, elle ne voudra jamais te laisser visiter.
— Ne t’inquiète pas, l’ai-je rassuré. Je trouverai bien quelque chose.